Tuesday 3 November 2015

Que faire des migrants africains ? L’étrange solution israélienne

Que faire des migrants africains ? L’étrange solution israélienne

 Alors que l’Europe est confrontée à la crise des migrants qui risquent leur vie pour traverser la Méditerranée, Israël semble inaugurer une nouvelle méthode de gestion de l’immigration. Au mois d’avril 2015, le voile sur de discrètes négociations – entre Israël et le Rwanda d’une part, et Israël et l’Ouganda d’autre part – portant sur le transfert de migrants a été partiellement levé. Le Rwanda et l’Ouganda seraient prêts à accueillir les migrants africains dont Israël ne veut pas.

Israël, terre inhospitalière pour les migrants d’Afrique subsaharienne


Selon les dernières données du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la majorité des 45 284 migrants sans statut légal en Israël en 2014 sont d’origine africaine, principalement Erythréens et Soudanais. Pays attractif pour son développement et ses hauts revenus, Israël représente à la fois une destination finale d’immigration et un pays de transit vers l’Europe pour les migrants en provenance d’Afrique subsaharien.[1] Pourtant, l’immigration irrégulière, qualifiée d’« infiltration » par la Loi de prévention de l’infiltration adoptée par la Knesset en 1954, y est très mal perçue. En 2012, l’Etat israélien a renforcé son dispositif contre l’immigration irrégulière (hausse de l’amende imposée aux Israéliens employant des personnes sans papiers de 1 200 à 20 000 dollars et possibilité de fermer leur entreprise).[2] Depuis la mise en place cette même année d’une barrière électronique longue de 240 kilomètres le long de la frontière égyptienne, coupant la voie principale d’immigration du Sinaï, les entrées illégales d’Africains en Israël ont drastiquement diminué.
 
Durcissement de la politique migratoire
 
Israël a ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de Genève) en 1954 et pourtant, seuls 200 demandeurs d’asile se sont vus accorder le statut de réfugié durant les 60 dernières années. N’étant pas en mesure de refouler les Erythréens vers leur pays d’origine sans violer la Convention de Genève et ne pouvant pas négocier avec le Soudan le retour de ses ressortissants, Israël est dans l’incapacité de renvoyer les migrants originaires de ces deux pays. Depuis une première tentative d’amendement par la Knesset en janvier 2013 de la loi de Prévention de l’Infiltration qui fut invalidée par la Cour suprême, le parlement a tenté à plusieurs reprises de durcir sa politique envers les migrants, essuyant systématiquement une condamnation de la Cour. Le premier amendement autorisait la détention de migrants en situation irrégulière pour une durée de trois ans sans jugement. La Cour suprême a invalidé cette disposition au mois de septembre suivant, jugeant qu’elle limitait les droits fondamentaux garantis par le droit israélien et le droit international. La Knesset a alors ramené la détention en centre fermé sans jugement à un an pour les migrants qui passeraient la frontière après l’entrée en vigueur de la disposition, et la détention pour une durée infinie en centre de détention ouvert[3] pour les migrants déjà sur le territoire. Alors que  2 500 « infiltrés » pointaient encore il y a quelques semaines trois fois par jour au camp ouvert d’Holot, construit au cœur du désert de Negev, 1178 personnes ont été récemment libérées suite à une énième décision de justice de la Cour Suprême du 11 août dernier qui interdit la détention de migrants en centre ouvert sans jugement pour une période excédant une année. En réponse, les autorités ont interdit aux migrants libérés de rejoindre les deux villes principales du pays, Tel Aviv et Eilat, pour empêcher une trop forte concentration et d’éventuelles tensions avec la population.[4]
 
Depuis que la Cour suprême a exigé en septembre 2014 la fermeture du camp Holot, l’Etat israélien tente de promouvoir la politique de départ « volontaire » des migrants.[5] Le départ « volontaire » peut se faire soit vers le pays d’origine, soit vers un pays tiers. Le transfert vers un pays tiers s’effectue en principe dans le cadre d’un accord entre le pays envoyeur et le pays tiers qui garantit un certain nombre de droits et de facilités aux migrants et peut s’accompagner de contreparties pour le pays hôte. Au début du mois d’avril, l’annonce de négociations avec des pays tiers pour l’éloignement des migrants a suivi les élections anticipées des membres de la Knesset qui ont eu lieu le 17 mars dernier dans un climat d’hostilité vis-à-vis des migrants d’origine subsaharienne.
 

Négociations d’accords de transfert vers des pays tiers

 

Les règles du HCR relatives aux accords de transfert de migrants vers un pays tiers


Il est préférable d’établir un accord de transfert entre le pays envoyeur et le pays d’accueil mais il n’existe aucune contrainte juridique posée par le droit international. La Convention de Genève n’aborde pas la question du transfert de demandeurs d’asile vers un pays tiers. Toutefois, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés a développé des règles pour les accords de transfert vers un pays tiers.[6] Ces règles prévoient que l’accord soit régi par un document qui lie légalement les deux parties, document pouvant être contesté par tous devant une juridiction, ce qui implique qu’il soit public. L’accord doit également prévoir un suivi des migrants dans le pays tiers, par le pays envoyeur, pour garantir le respect des droits des personnes transférées. Chaque cas doit être examiné individuellement avant que le transfert n’ait lieu.
 
Le HCR établit également que l’éloignement/transfert doit être « volontaire » et dans le respect de la Convention de 1951 ratifiée à la fois par Israël, le Rwanda et l’Ouganda. En son article 33, la convention dispose que « Aucun des Etats Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Si le pays tiers refoule les réfugiés en violation de la convention, alors la responsabilité du pays qui renvoie est également engagée, le phénomène est appelé un « refoulement en chaine ». La notion de « départ volontaire » suppose que le choix du migrant soit libre.
 
La politique de départ « volontaire » mise en place par les autorités israéliennes prévoit que la possibilité de quitter « volontairement » Israël soit systématiquement proposée aux migrants. Dans le cas d’un départ « volontaire » vers un pays tiers, le ministre de l’Intérieur a déclaré dans une lettre aux migrants que la personne se verra octroyer un billet d’avion en aller simple, 3 500 $, un visa et les documents nécessaires pour lui permettre de travailler dans le pays d’accueil. Il devrait faire l’objet d’un suivi pendant plusieurs mois par les autorités israéliennes visant à assurer le respect de ses droits. En déclinant le départ « volontaire », le migrant est considéré comme une personne refusant de coopérer à son expulsion et est placé en détention conformément à l’article 13 de la loi sur la Citoyenneté et l’Entrée en Israël. Dès lors, le choix entre le départ et la prison ne peut être considéré comme un choix libre et par voie de conséquence, le départ ne peut être considéré comme « volontaire » et équivaut à une expulsion.
 

Le Rwanda et l’Ouganda : acheter l’accord des pays tiers

 
Le président rwandais, Paul Kagamé, a dans un premier temps nié l’existence de négociations d’un accord de transfert entre son pays et Israël avant de le reconnaître le 2 avril dernier. De son côté, le ministre ougandais des Affaires étrangères a nié la tenue de discussions sur ce sujet, mais il a déclaré que son pays devrait considérer l’offre d’Israël. Malgré l’annonce officielle de négociations entre le Rwanda et Israël, très peu d’informations ont été rendues publiques : le financement et l’organisation du départ des migrants seraient à la charge d’Israël et le pays hôte recevrait d’intéressantes contreparties. Israël offrirait notamment des avantages financiers conséquents pour l’achat de technologies israéliennes, en particulier dans le domaine agricole.[7] Les motivations du Rwanda et de l’Ouganda pour accueillir des migrants africains d’autres pays paraissent guidées par des intérêts financiers. Il est important de noter que le Rwanda est un pays très peuplé[8] qui accueille déjà 70 000 réfugiés congolais auxquels s’ajoutent plus de 70 000 Burundais qui fuient la crise actuelle. De son côté, l’Ouganda héberge déjà plus de 385 000 réfugiés issus de la region.
 
Par ailleurs, l’opacité entourant les négociations ne permet pas de savoir si l’accord sera conforme aux règles posées par le HCR, en particulier en ce qui concerne la reconnaissance d’un statut légal et l’octroi d’un permis de travail. De même, le flou persiste quant au suivi par le pays envoyeur pour garantir le respect de leurs droits.
 

Accords fantômes et transfert dissimulé de migrants


Dès mars 2014, le ministre de l’Intérieur israélien avait déclaré avoir conclu des accords de transfert avec des pays tiers, mais n’a ni rendu ces accords publics, ni dévoilé les noms des pays concernés. Entre les mois de mars 2014 et de janvier 2015, le gouvernement a affirmé que 1 093 migrants avaient quitté le pays dans le cadre de ces accords. Selon la principale association israélienne impliquée dans la protection des réfugiés, Hotline for Migrant Workers, 1 205 demandeurs d’asile ont été envoyés vers des pays tiers avant avril 2015 et 1200 autres depuis cette date. De plus, un certain nombre de migrants à qui l’on a dit qu’ils seraient envoyés vers un pays tiers ont en réalité appris dans l’avion qu’ils étaient en route vers leur pays d’origine. Des rapports publiés par Human Rights Watch en septembre 2014 et par des associations israéliennes de protection des réfugiés en mars 2015 et juillet 2015[9] nient l’existence d’accords signés et dénoncent l’éloignement voire le refoulement vers des pays tiers -principalement le Rwanda, l’Ouganda, et l’Ethiopie- de 1 500 migrants dans des conditions contrevenant la Convention de 1951. Selon certains témoignages, les migrants renvoyés se sont retrouvés sans statut légal et dans l’impossibilité de travailler dans le pays d’accueil, malgré les promesses faites par Israël. Certains se sont vus confisquer leurs documents d’identité et leur argent dès leur arrivée à l’aéroport par les services d’immigration du pays, d’autres ont pu passer deux nuits dans un hôtel réglées par Israël mais n’ont obtenu qu’un visa touristique d’une dizaine de jours avant de basculer de nouveau dans l’irrégularité. D’après certaines sources crédibles, les Africains transférés au Rwanda trouveraient souvent le moyen de quitter le pays et de reprendre leur parcours migratoire.[10]
 
L’opacité qui entoure  le transfert de migrants entre Israël et le Rwanda depuis mars 2014 fait douter du respect des règles du HCR. Le Rwanda et l’Ouganda semblent avoir accepté d’accueillir les Africains dont Israël cherche à se débarrasser en échange de contreparties opaques et sans offrir de perspectives d’insertion à ces migrants. Il y a donc peu de chance que cette politique de transfert soit conforme à l’esprit de la convention de Genève.
 
Solène Brabant
Afrique Décryptages
 
[1] Israel, Country profile, Regional Mixed Migration Secretariat.
 
[2] « Réfugiés subsahariens : Israël tu quitteras », Jeune Afrique, 27 décembre 2011

[3] Un centre de détention ouvert est une forme plus libérale d’incarcération. Les migrants sont libres de circuler hors du centre pendant la journée mais sont contraints de venir pointer plusieurs fois par jour.

[4] “Hundreds of African migrants are freed from Israeli detention center after high court ruling”, Associated Press, 25 août 2015

[5] “Israel to deport Eritrean and Sudanese asylum seekers to third countries”, The Guardian, 31 mars 2015

[6] Guidance Note on bilateral and/or multilateral transfer arrangements of asylum-seekers, UNHCR, Division of International Protection, mai 2013.

[7] « Israël : les réfugiés africains tu n’accueilleras point », Jeune Afrique, 6 mai 2015

[8] Densité de près de 500 hab/km²

[9] “ »Make Their Lives Miserable ». Israel’s Coercion of Eritrean and Sudanese Asylum Seekers to Leave Israel”, Human Rights Watch, 9 septembre 2014, “Rwanda or Saharonism”, Hotline for Refugees and Migrants, juillet 2015, et “Where there is no free will”, Hotline for Refugees and Migrants et ASSAF – Aid organization for refugees in Israel, mars 2015.

[10] “Asylum Seekers Who Left Israel for Rwanda Describe a Hopeless Journey”, Haaretz, 24 mai 2015.

 

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